VASSIGH Chidan

N° étudiant : 15603939

Philosophie Paris 8 en L3

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 Pour la validation du cours :  Philosophie mineure

Pr.  Mathieu RENAULT

4 janvier 2016

 

Expliquez cette formule d'Alexandre Kojève :

« mon cours [sur Hegel] était essentiellement une œuvre de propagande destinée à frapper les esprits. C'est pourquoi j'ai consciemment renforcé le rôle de la dialectique du Maître et de l'Esclave »

 

 

 

Kojève, le philosophe de l’action

 

 

Le qualificatif de « propagande», au sujet de ses séminaires sur la phénoménologie de l’esprit de Hegel, apparaît en italique dans une correspondance d’Alexandre Kojève en 1948. L’année d’avant est publié chez Gallimard un livre intitulé Introduction à la lecture de Hegel, où sont réunies par Raymond Queneau les leçons professées de 1933 à 1939 à l’Ecole des Hautes Etudes par Kojève et dans lesquelles la Dialectique du Maître et de l’Esclave (DME) occupe une place centrale. Un an après la parution du livre, le philosophe marxiste vietnamien Tran Duc Thao écrit un article dans les Temps modernes sur la phénoménologie de l’esprit de Hegel, dans un sens favorable à l’interprétation de l’œuvre du philosophe allemand par Kojève dans ses cours parisiens. Celui-ci, pour le remercier, lui écrit la même année une lettre dans ces termes :

Cher Monsieur, Je viens de lire dans les « Temps Modernes » votre article sur la «Phénoménologie de l'Esprit » qui m'a beaucoup intéressé. Je voudrais d'abord vous remercier des paroles plus qu'aimables que vous avez cru devoir écrire à mon sujet... Quant au fond même de la question, je suis, dans l'ensemble, d'accord avec l'interprétation de la phénoménologie que vous donnez. Je voudrais signaler, toutefois, que mon œuvre n'avait pas le caractère d'une étude historique ; il m'importait relativement peu de savoir ce que Hegel lui-même a voulu dire dans son livre ; j'ai fait un cours d'anthropologie phénoménologique en me servant de textes hégéliens, mais en ne disant que ce que je considérais être la vérité, et en laissant tomber ce qui me semblait être, chez Hegel, une erreur. Ainsi, en renonçant au monisme hégélien, je me suis consciemment écarté de ce grand philosophe. D'autre part, mon cours était essentiellement une œuvre de propagande [en italique] destinée à frapper les esprits. C'est pourquoi j'ai consciemment renforcé le rôle de la dialectique du Maître et de l'Esclave et, d'une manière générale, schématisé le contenu de la phénoménologie 1.  

Que veut dire au juste Kojève par « propagande » ici ? Bien que la formule nous paraisse choquante aujourd’hui, bien que son auteur excelle dans la « provocation » pour « frapper les esprits » comme il le dit dans sa correspondance (Derrida ironise sur le « baroquisme parfois génial, souvent naïvement farceur de Kojève 2»), on ne peut comprendre et  expliquer ce jugement que si on part de trois constats ou conditions de possibilité, à l’époque où Kojève donnait ses cours :

1.       Le sens non péjoratif du mot « propagande », synonyme de propagation d’un ensemble d’idées, au moment où  Kojève l’emploie.

2.       La volonté de Kojève, à cette époque, de propager son « système» philosophique à lui, SA phénoménologie anthropogène, par une étude personnelle et particulière de l’œuvre de Hegel à partir d’une synthèse de Heidegger et Marx. En particulier, diffuser une anthropologie athéiste fondée sur la dialectique de la lutte pour la vie et pour la mort dont la figure centrale est la DME.

3.        Le contexte historique exceptionnel de l’époque : l’avènement des fascismes et du totalitarisme stalinien et les préparatifs de la grande guerre (la seconde) et de grandes luttes à mort à l’échelle mondiale pour la domination et la reconnaissance.

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1.     La « propagande » au sens de la propagation d’idées

A l’époque où Kojève qualifie son œuvre de « propagande », en 1948, le terme n’a pas autant la connotation négative qu’il possède aujourd’hui c’est-à-dire discrédité, tombé en disgrâce et déconsidéré comme l’instrument de manipulation et de propagation de fausses nouvelles ou idées pour influencer et endoctriner les masses. Dans les années qui suivent la seconde guerre mondiale au moment où Kojève parle de « propagande », tout comme en 36-39, le terme est plutôt valorisé en politique, tout comme dans la vie active et militante, comme un moyen indispensable pour éduquer les gens et transformer le monde.

Le terme de « propagande », bien que d’origine religieuse chrétienne et issu de congregatio de propaganda fide (institution pour la propagation de la foi chrétienne), est sécularisé après la Révolution française. Il est repris et repensé par les partis politiques, associations et gouvernements pour nommer l’action de diffusion des opinions, doctrines ou idées au moyen des outils comme la presse, le tract, le discours etc. Le tribunisme était un des moyens de la propagande. Chez les socialistes français du 19ème siècle, la propagande s’accolait à l’idée d’éducation républicaine. « être socialiste, c’est propagander » disait ce socialisme qui militait pour l’instruction laïque dans les écoles. Par ailleurs, à l’est de l’Europe, la littérature social-démocrate russe du début du siècle dernier – Kojève, d’origine russe, né à cette époque, devait bien la connaître – par les écrits de Plekhanov, est allée plus loin dans la conceptualisation de la notion qui devient canonique sous la plume de Lénine dans Que faire ? :

« la propagande inculque beaucoup d’idées à une seule personne ou à un très petit nombre de personnes ; Elle consiste en travail logique et détaillé de divulgation d’une doctrine complexe, qui peut s’effectuer dans des « écrits » ou de longues séances « d’éducation politique.3 »

  Il nous semble donc que lorsque Kojève parle de « propagande » au sujet de ses cours sur la phénoménologie de l’esprit, il a en vue le sens non péjoratif et plutôt positif de l’expression comme action de propager un système théorique et philosophique pour recueillir une adhésion ou un soutien. En fait, il veut dire par là que ses leçons avaient pour but à l’époque de diffuser ses idées et sa conception du monde, à travers l’étude critique de Hegel, et de divulguer son anthropologie phénoménologique à ses auditeurs en nombre restreint de l’Ecole des Hautes Etudes, comme il le dit explicitement dans sa lettre à Tran Duc Thao :

« J'ai fait un cours d'anthropologie phénoménologique... en ne disant que ce que je considérais être la vérité.4 »

 Ses cours étaient donc un lieu où le professeur pouvait, à travers l’interprétation personnelle qu’il donnait de Hegel, propager sa propre vérité. C’est en ce sens que nous pensons pouvoir expliquer la « provocante » formule. D’ailleurs, on peut mesurer l’impact de celle-ci sur ses élèves par cet aveu de Raymond Aron qui fut impressionné par l’aura du jeune philosophe au point de le considérer comme un « esprit supérieur » avec lequel il n’osait pas se mesurer. :

« Kojève captivait un auditoire de super-intellectuels enclins au doute ou à la critique.6 »

Marco Filoni, dans Le philosophe de dimanche écrit dans le même sens :

« La magie de sa parole, au cours de ces leçons, est une constante dans les souvenirs de ceux qui assistèrent. Un exemple qui vaudra pour tous les autres, Georges Bataille a souvent répété quel impact elles eurent pour lui : Explication géniale, à la mesure du livre : combien de fois Queneau et moi sortîmes suffoqués de la petite salle – suffoqués, cloués.... le cours de Kojève m’a rompu, broyé, tué dix fois 7 »

 

2.     Une anthropologie fondée sur la lutte pour la vie et pour la mort

En 1926, Kojève quitte l’Allemagne pour venir s’installer à Paris. Il a terminé ses études et obtenu le titre de doctorat en philosophie de l’université de Heidelberg. Il a étudié les langues et civilisations orientales. Il a consacré sa thèse au grand philosophe et poète spiritualiste russe, Vladimir Soloviev plus proche de Dostoïevski de l’inquisiteur que des narodniks « révolutionnaires terroristes ». Il a étudié les philosophes allemands dont Hegel, Marx et Heidegger. Dans les premières années de vie parisienne, il s’occupe de son intérêt pour l’épistémologie des sciences, la physique et les mathématiques. Au début de 1931 il finit son écrit sur l’athéisme. Il approfondit parallèlement à l’idée du déterminisme dans la physique, la thématique philosophique sur la religion. Elaborer une métaphysique dépouillée de Dieu sera toujours une constante de sa pensée.  Son essai sur l’athéisme est le prélude à l’étude de l’homme en tant que tel :

« Comme je l’ai déjà dit, toutes ces descriptions et analyses de « l’homme dans le monde » sont très superficielles et incomplètes ; Je ne peux évidemment pas en donner ici (du moins pour le moment) une présentation adéquate, car une telle description ne serait rien d’autre qu’un « système » philosophique.8 » (en gras, c’est de moi)

Donc, en 1933, lorsque que Kojève commence son séminaire aux Hautes Etudes, en remplaçant son ami le philosophe Alexandre Koyré, il a plus ou moins un système philosophique en tête. Il dit lui-même dans sa correspondance citée plus haut :

« J'ai fait un cours d'anthropologie phénoménologique en me servant de textes hégéliens, mais en ne disant que ce que je considérais être la vérité, et en laissant tomber ce qui me semblait être, chez Hegel, une erreur. Ainsi, en renonçant au monisme hégélien, je me suis consciemment écarté de ce grand philosophe. » (en gras, c’est de moi)

Dans ses leçons sur la phénoménologie d’esprit de Hegel, Kojève s’attache donc à élaborer une phénoménologie anthropologique. Il s’ingénue à redresser l’erreur moniste de Hegel en proposant un dualisme ontologique. Cette anthropologisation de la pensée du philosophe allemand par Kojève saute aux yeux dès la première phrase de la DME. Là où Hegel, au commencement de section A du chapitre IV sur la vérité de la certitude de soi-même : Autonomie et non-autonomie de la conscience de soi :  Domination et servitude écrit :

« La conscience de soi est en soi et pour soi en ce que, et par le fait qu’elle est en soi et pour soi pour un autre ; c’est-à-dire qu’elle n’est en tant que quelque chose de reconnu.9 » (les  mots en gras et soulignés sont de moi)

Kojève transforme cette phrase en remplaçant tout ce qui « est » par « existe » :

« La conscience de soi existe en soi et pour soi en ce que, et par le fait qu’elle existe en soi et pour soi pour un autre ; c’est-à-dire qu’elle n’existe en tant que quelque chose de reconnu.10 » (les  mots en gras et soulignés sont de moi).

En faisant de la phénoménologie de l’esprit une anthropologie génétique et dualiste, Kojève va soutenir que « la figure privilégiée de la genèse de la conscience de soi réside dans la dialectique du Maître et de l’Esclave.11».  Dans celle-ci, telle qu’il la conçoit, et à la différence de Hegel, Kojève va en fait proposer une synthèse de l’ « Être pour la mort » de Heidegger et du « Travail aliéné » de Marx :

« Heidegger a repris les thèmes hégéliens de la mort ; mais il néglige les thèmes complémentaires de la Lutte et du Travail ; aussi sa philosophie ne réussit-elle pas à rendre compte de l’histoire. – Marx maintient les thèmes de la Lutte et du travail ; et sa philosophie est ainsi essentiellement « historiciste » ; mais il néglige le thème de la mort... ; C’est pourquoi il ne voit pas (et encore moins certains « marxistes ») que la Révolution est non seulement en fait, mais encore, essentiellement et nécessairement sanglante (thème hégélien de la terreur).12 » (le passage en gras est de moi).

La DME est en fait, selon Kojève, la réalité véritable humaine. C’est l’homme conscient qui lutte en travaillant pour la reconnaissance et qui se réalise dans la lutte (à mort). chaque homme doit risquer sa vie au sens premier du terme pour sa reconnaissance par l’autrui. Au cours du combat, l’un des deux doit céder, par la peur de la mort ou par la mort tout simplement. C’est l’issue de la DME kojévienne. Dans celle-ci, l’esclave arrive à se libérer par une seconde lutte à mort par lui-même et contre le maître.

La dialectique de la lutte pour la vie et pour la mort constitue donc selon Kojève le fondement de l’historicité. Elle n’est plus un moment de l’histoire comme dans la phénoménologie de l’esprit mais un « phénomène » qui continue jusqu’à la fin des temps, jusqu’à la fin de l’histoire, et qui fait cette histoire à travers des guerres et des des révolutions sanglantes :

 « En tant que finitude ou temporalité et négativité ou liberté, la mort est donc la base dernière et le mobile premier de l’Histoire. Et c’est pourquoi le processus historique implique nécessairement une actualisation de la mort par les guerres et les révolutions sanglantes.13 » (souligné en gras par nous)

On peut donc saisir pourquoi Kojève, toujours dans sa correspondance, met particulièrement l’accent  sur la DME et son rôle dans l’histoire et qualifie cette partie centrale de « son œuvre » de « propagande » afin de « frapper les esprits », en se différenciant à la fois de Hegel, Heidegger et Marx  :

« Mon cours était essentiellement une œuvre de propagande destinée à frapper les esprits. C'est pourquoi j'ai consciemment renforcé le rôle de la dialectique du Maître et de l'Esclave et, d'une manière générale, schématisé le contenu de la phénoménologie » 

       

3.     Un contexte historique particulier

Il faut savoir que les séminaires de Kojève se tiennent dans un contexte historique particulier. C’est à l’époque (1933 – 1939) où l’Europe se dirige imperturbablement vers une autre déflagration mondiale, plus meurtrière et dévastatrice que la première.

Les fascismes prennent le pouvoir en Allemagne, Italie et Japon. Le franquisme écrase les révolutionnaires en Espagne, le Front populaire en France reste éphémère et s‘échoue (36-38). Le totalitarisme Stalinien s’installe pour de bon en éliminant ses derniers opposants communistes et autres. Les anciens vaincus de la Conférence de Versailles aspirent à devenir les nouveaux maîtres du monde.

En 1938, se tient la Conférence de Munich. Celle-ci, en scellant la mort de la Tchécoslovaquie comme État indépendant, en permettant à Hitler d'annexer les régions peuplées d'Allemands de la Tchécoslovaquie, prépare  la lutte à mort des uns pour l’anéantissement des autres afin de dominer le monde. C’est ce que théorise et conceptualise Kojève dans ses cours sur la DME, juste un an avant la déclaration de la guerre.

Kojève et ses élèves à l’Ecole des Hautes Études se trouvaient donc au centre d’une histoire qui se déroulait réellement et non dans la théorie devant leurs yeux. Une histoire qui validait radicalement et presqu’en temps réel la théorie dialectique du Maître et de l’Esclave que notre philosophe de l’action, le penseur de la lutte à mort, enseignait à sa façon.

En ce moment, la « propagande » de Kojève auprès de ses élèves pouvait même cesser à notre avis, car on en avait plus besoin pour convaincre les esprits : la vérité du maître se réalisait de facto.

 

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  Au terme de cet exposé, nous pouvons conclure en proposant notre réponse à la question posée au début concernant la formule de Kojève.

 A la lumière de ce qu’on a vu, on peut dire qu’il y a une vraie propagande, au sens positif du terme, de la part de Kojève comme il la revendique lui-même.

Propagande il y a,  au sens de la propagation d’une idée, une pensée ou un système.

Propagande il y a, au sens où Kojève veut faire passer par la critique de la phénoménologie moniste de Hegel sa propre phénoménologie anthropologique et dualiste sur le fond d’une dialectique de la lutte pour la vie et pour la mort qui, seule, fait l’histoire de l’homme.

Propagande enfin il y a, au sens où on est à la veille d’une grande lutte à mort, d’une rare violence, d’une extermination de masse innommable, d’un gigantesque anéantissement à l’échelle mondiale qui aurait l’air d’une « fin de l’histoire » : encore une autre « propagande » qui a toujours hanté l’esprit d’Alexandre Kojève.

 

 

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Notes

1.      Voir Le philosophe du dimanche, Marco Filoni, Gallimard 2010, p. 220.

2.      Spectres de Marx, Jacques Derrida, Galilée 1993, p.120.

3.      Lénine, Que faire ? cité dans : Mots. Les langages du politique, n° 69, 2002, Propagande, histoire d’un mot disgracié, Fabrice d’Almeida.

4.      Le philosophe du dimanche Ibid., op. cit., p. 220

  1. Le philosophe du dimanche, op. cit., p. 16.
  2. Ibid., p. 17.
  3. Ibid., p. 17.
  4. L’athéisme, Kojève, p. 164 (dans Le philosophe du dimanche, p. 213.
  5. Phénoménologie de l’esprit, Hegel, Traduction par Jean-Pierre Lefebvre, GF Flammarion, 2012, p. 195.
  6. Introduction à la lecture de Hegel,  Alexandre Kojève, Gallimard, 1947 p. 16.
  7. Le projet hégélien, Guy Planty-Bonjour, Vrin, p. 15.
  8. Introduction à la lecture de Hegel,  Alexandre Kojève, Gallimard, 1947, p. 575 note.
  9. Op. cit., p. 559.